Les complots

Écrit alentour de janvier 2000

 J e dis à tout le monde autour de moi (soit: une toute petite partie du monde) qu'il y a un grand complot international qui vise tout le monde, concerne tout le monde, auquel tout le monde participe, et dont le résultat prévisible est la destruction de l'humanité. Le monde «autour de moi» me croit et dit: mais qu'est-ce qu'on peut y faire ? Je dis, arrêter le complot. Et le monde autour me dit, mais on ne peut pas arrêter le complot ! Or, on le peut. Très facilement. Il suffit d'en parler avec les voisins.


Sauf la dernière phrase, le passage ci-dessus est typiquement paranoïaque. Si je veux disqualifier ce texte, c'est simple, je dis: c'est un discours paranoïaque.

Comment ai-je déterminé sa, disons, tendance paranoïaque ? Et bien, parce qu'“on” m'a appris à les reconnaître: la personne parle de complot international, de “ils”, de “on”, suggère que lui et vous êtes impliqués dedans, et que tout ça va mal finir. Je le relis et me confirme la chose: ce texte est un parangon de paranoïa. C'est exactement la forme de discours que vous et moi savons identifier comme “le discours paranoïaque”. Et voir un texte pareil met immédiatement le doute sur le reste du discours.


Bonjour, lectrice ! Ou lecteur. Je me présente: l'auteur du texte en discussion. Comme auteur je vais vous confier ceci: je ne suis pas fou («parano») et je sais ce que je dis. Le paragraphe qualifié par moi de paranoïaque et concernant le «complot», je peux le prouver. Ce n'est donc pas un délire mais le reflet exact de ma réalité. Il se trouve que ma réalité est la votre, donc si je le prouve dans la mienne, je le prouverai aussi dans la votre. Si après l'établissement de la preuve vous persistiez à considérer le premier paragraphe comme globalement faux, c'est toujours simple: ça me prouvera que vous avez des problèmes psychiques, que vous «recréez la réalité à votre image». Arrivé à ce point, au moment où j'aurai déterminé la maladie qui vous atteint, pour moi ça deviendra très confortable: les fous, je sais les manipuler, c'est facile, on fait «comme pour de vrai», comme si leur fantasme de réalité était la réalité effective, ils sont alors très contents, et vous proposent, «Que puis-je faire pour toi ?» Chance, j'ai toujours des choses à faire, et à faire faire, et je leur dis, tu peux faire ça et ça et encore ça ? Et en général ils le font. Gratuitement. Eh ! ne pas oublier, ce sont des fous…

Autre avantage avec les fous, on peut parler d'eux très librement, sans se cacher: imaginons que vous soyez un malade mental du genre à nier les complots, ça implique que vous percevez la réalité incomplètement, et entre autres vous échappera ce segment de la réalité où d'autres vous perçoivent en tant que fou, donc vous n'aurez pas la perception de votre folie, ce qui fait qu'on peut en parler sans que ça vous choque ni que ça ne semble s'adresser à vous. Pour reprendre le cas du Grand Complot, si pour vous ceci est un discours de paranoïaque, ça implique que vous avez une faible prise sur la réalité (cela dit, y croire ne certifie pas votre santé mentale, la question n'est justement pas de croire mais de savoir qu'il y a une telle chose). De cela il ressort que, parlant de votre propre folie, vous ne pourrez pas considérer que ça vous concerne puisque, dans votre propre réalité, vous vous percevez sain d'esprit. Là-dessus, si vous êtes parano, moi ça m'arrange.


Je me fatigue asse vite des personnes qui veulent refaire le monde: tel qu'il est il me convient, je préfèrerais de beaucoup qu'on le garde en l'état plutôt que le refaire. Par exemple, dans ce genre de discussions, en vis-à-vis mes interlocuteurs se mettront bien souvent à poser des fausses questions assez oiseuses, du genre, mais ce mot-là, il veut dire quoi ? Et quand tu dis ça, qu'est-ce que ça signifie ? Un cas assez prévisible: mais, qu'est-ce que tu entends par paranoïaque ? Les mêmes, assistant à une telle conversation, appelleraient ça noyer le poisson.

Donc je leurs dis: tu n'essaierait pas de noyer le poisson ? Une réponse assez courante à ce type d'affirmation est: ça veut dire quoi, noyer le poisson ? Ça veut dire, faire le con, là, juste devant moi, pour éviter le gros morceau. Parce que, la question vraiment, réellement importante n'est pas de savoir si je suis parano, ni ce qu'est exactement la paranoïa, mais s'il y a un complot. S'il y en a un, je ne suis pas parano malgré les apparences fausses, s'il y en a je suis parano malgré les apparences vraies. Dès lors la question n'a plus trop d'importance.

Les apparences vraies, c'est le long discours à propos du premier paragraphe: cette partie est quantitativement bien plus importante et elle «prouve» que l'auteur «n'est pas si fou». Mais ce n'est pas si évident. Il faut décider. Comment ?

En vérifiant. En vérifiant la seule partie pertinente, où je pose qu'il y a un Grand Complot International. Je vous invite à réfléchir à la question. Le faisant sérieusement vous devriez trouver au moins deux complots en cours. Je vous invite donc à y réfléchir puis à découvrir ma propre réponse.